Affaire Doctolib : l’affirmation d’un contrôle ex post des concentrations sous les seuils
Le 6 novembre 2025, l’Autorité de la concurrence a annoncé avoir infligé une amende de 4 665 000 euros à la société Doctolib pour avoir abusé de sa position dominante sur les marchés de la prise de rendez-vous médicaux en ligne et de la téléconsultation. Cette décision a été rendue à la suite d'une plainte du groupe Cegedim Santé et d’une opération de visite et saisies réalisée en 2021.
Avec cette décision, l’Autorité de la concurrence montre sa volonté de condamner à l’avenir les acquisitions prédatrices, principalement dans les marchés innovants du numériques et des plateformes à effet de réseau. Il s’agit de la première application de l’arrêt Towercast qui permet de contrôler des opérations de concentrations même en deçà des seuils requis pour un contrôle ex ante, a posteriori, par l’application du droit des abus de position dominante.
Le contexte juridique
La décision Doctolib s’inscrit dans la continuité de la construction jurisprudentielle européenne.
Initialement, l’arrêt Continental Can C-6/72 de la CJCE du 21 février 1973 avait retenu qu’est susceptible de constituer un abus de position dominante une concentration d’entreprises, même lorsque que celle-ci n’atteint pas les seuils requis pour le déclenchement du contrôle des concentrations.
Puis, l’arrêt Towercast C-449/21 de la CJUE du 16 mars 2023 a admis qu’une acquisition sous les seuils de notification puisse être examinée a posteriori comme un abus de position dominante, au sens de l’article 102 du TFUE. L’objectif était de réouvrir la possibilité de contrôler les concentrations dites “killer acquisitions”, position que vient entériner l’arrêt Illumina Grail (aff. jtes C-611/22 P et C-625/22) de la CJUE du 3 septembre 2024, qui restreint la compétence de la Commission européenne pour examiner, sur renvoi au titre de l'article 22 du règlement UE n° 139/2004, les seules opérations contrôlables ex ante en droit interne par les autorités nationales de concurrence, et qui sont susceptibles d’affecter sensiblement la concurrence.
Prenant acte de cette jurisprudence, l’Autorité de la concurrence avait déjà rendu une décision n°24-D-05 de l’Autorité de la concurrence le 2 mai 2024 relative au secteur de l’équarrissage, illustrant la mise en œuvre concrète de cette nouvelle approche. Si elle n’a pas donné lieu à une condamnation pour défaut de preuve d’un accord anticoncurrentiel ou d’effets restrictifs établis, cette décision a tout de même ouvert la voie en France au contrôle ex post des opérations sous les seuils, cette fois sur le fondement du droit des ententes anticoncurrentielles. Elle a ainsi préparé le terrain de la décision Doctolib, dans laquelle l’Autorité de la concurrence franchit une nouvelle étape en qualifiant l’acquisition d’abus de position dominante.
Le raisonnement de l’Autorité de la concurrence
D'après le communiqué l’accompagnant[1], la décision n° 25-D-06 a vocation à illustrer l'analyse que l’Autorité entend désormais adopter en matière d'opérations de concentration sous les seuils, assumant un contrôle a posteriori sur le fondement de l’interdiction des pratiques anticoncurrentielles.
En l’espèce, l’opération consistait dans l’acquisition prédatrice, le 10 juillet 2018, de la société Mon Docteur, par son principal concurrent Doctolib, qui disposait déjà de plus de 50% du marché de la prise de rendez-vous médicaux en ligne et de téléconsultation. L’Autorité a relevé que cette acquisition «a été réalisée dans un but d’éviction et de verrouillage du marché et a permis à Doctolib de consolider son pouvoir de marché sur le marché national des services de prise de rendez-vous médicaux tout en évinçant son principal concurrent». L’objectif de l’opération était aussi de «réduire la pression sur les prix» et d’ «augmenter [ses] prix de 10 à 20%», ce que Doctolib a fait au-delà même de ce qu’elle avait envisagé.
Toutefois, parceque cette acquisition est ancienne de plus de 7 ans, et qu’elle est antérieure à l’arrêt Towercast, l’Autorité de la concurrence a limité l’amende à 50 000 euros, soucieuse d’éviter une application rétroactive de ce nouveau cadre d’analyse.
Il s’agit donc ici d’une démarche pédagogique, qui combine sanction financière et rappel de principe.
Les 4 615 000 euros de condamnation supplémentaires sont dus au titre la mise en œuvre par la société Doctolib d’"une infraction, unique complexe et continue en élaborant une stratégie globale anticoncurrentielle visant à verrouiller le marché et à évincer ses concurrents", par le biais de pratiques d’exclusivité et de ventes liées.
Conclusion
Avec cette décision, l'Autorité de la concurrence s’inscrit clairement dans la tendance européenne de vigilance accrue à l’égard des plateformes dominantes, notamment dans le secteur du numérique et de la santé. Elle rappelle que la croissance économique d’un opérateur ne doit pas se traduire par un verrouillage du marché.
Dans l’attente d’une réforme annoncée du droit des concentrations, avec un recours éventuel à un droit d’évocation des concentrations sous les seuils, le message est clair : désormais, les opérations concentratives non contrôlables ex ante n’échappent pas pour autant au risque de contrôle a posteriori avec des sanctions à la clé obligeant les opérateurs à une vigilance accrue lors de la négociation et de la finalisation d’une telle opération.
Historique
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