Compétence des juridictions spécialisées : un revirement pour plus de sécurité juridique
Publié le :
27/10/2023
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Cass. com., 18 oct. 2023, n° 21-15.378
(arrêt n° 728 FS-B+R)
Le 18 octobre 2023, la chambre commerciale de la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence concernant le traitement des demandes fondées sur le droit des pratiques restrictives de concurrence (ex : rupture brutale des relations commerciales établies, déséquilibre significatif, avantage sans contrepartie ..).
Elle retient que l’article L.442-4, III du code de commerce institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir.
Pour rappel, « les litiges relatifs à l'application des articles L. 442-1, L. 442-2, L. 442-3, L. 442-7 et L. 442-8 sont attribués aux juridictions dont le siège et le ressort sont fixés par décret » (article L442-4 III du code de commerce). Ces juridictions sont les tribunaux de commerce et tribunaux judiciaires de Paris, Bordeaux, Lyon, Rennes, Tourcoing, Nancy, Marseille, Fort de France (articles D.442-3 et D.442-4 du code de commerce). En appel, seule la Cour d’appel de Paris est compétente pour connaitre des décisions rendues par ces juridictions de première instance.
Jusqu’à présent, la jurisprudence de la Cour de cassation conduisait à déclarer irrecevable une demande fondée sur l’un des textes susvisés, dirigée devant une juridiction non spécialisée, pour défaut de pouvoir juridictionnel.
En cas de recours, les cours d’appel autres que Paris devaient statuer et prononcer d’office[1] une fin de non-recevoir en raison de leur défaut de pouvoir juridictionnel pour statuer sur l’appel interjeté devant elles, peu important que les juges de premier degré soient ou non spécialisés ; dans ce dernier cas, la cour devait relever l’excès de pouvoir des premiers juges et annuler le jugement entrepris, tout en étant tenues de statuer sur les demandes situées dans les limites de leur pouvoir juridictionnel[2] (sur cette jurisprudence: Comment bien appréhender les règles de compétence dans les litiges relatifs aux pratiques restrictives de concurrence | SELINSKY CHOLET (SELARL) (selinsky-avocats.com).
I - Problème
La fin de non-recevoir qui sanctionne le défaut de pouvoir juridictionnel n’emporte pas les mêmes effets qu’une exception d’incompétence. Elle entraine l’irrecevabilité de la demande, sans régularisation possible si le délai de prescription est acquis ou le délai de recours expiré. Ainsi, par exemple, un appel formé devant une Cour d’appel autre que celle de Paris ne peut pas en principe être régularisé si le délai d’appel est expiré[3].
La sanction pouvait donc paraître sévère pour la partie voyant la prescription acquise en cours de procédure, ne lui permettant plus d’initier une action devant la juridiction compétente.
Dans son arrêt du 18 octobre 2023, la Cour de cassation regrette une construction jurisprudentielle complexe comme étant source de solutions confuses et génératrice d’insécurité juridique pour les plaideurs, ne répondant pas aux objectifs de bonne administration de la justice et contrevenant à l’article 33 du code de procédure civile, lequel dispose que « la désignation d’une juridiction en raison de la matière par les règles relatives à l’organisation judiciaire et par des dispositions particulières relève de la compétence d’attribution. » (et non du pouvoir juridictionnel).
II - Solution
C’est pourquoi, la Cour de cassation formule une nouvelle solution aux § 16 et 17 de son arrêt :
« Il convient en conséquence de juger désormais que la règle découlant de l’application combinée des articles L. 442-6, III, devenu L. 442-4, III, et D. 442-3, devenu D. 442-2 du code de commerce, désignant les seules juridictions indiquées par ce dernier texte pour connaître de l’application des dispositions du I et du II de l’article L. 442-6 précité, devenues l’article L. 442-1, institue une règle de compétence d’attribution exclusive et non une fin de non-recevoir. »
« Il en résulte que,
- lorsqu’un défendeur à une action fondée sur le droit commun présente une demande reconventionnelle en invoquant les dispositions de l’article L. 442-6 précité,
- si elle n’est pas une juridiction désignée par l’article D. 442-3 précité,
- si son incompétence est soulevée,
- selon les circonstances et l’interdépendance des demandes,
- soit se déclarer incompétente au profit de la juridiction désignée par ce texte et surseoir à statuer dans l’attente que cette juridiction spécialisée ait statué sur la demande,
- soit renvoyer l’affaire pour le tout devant cette juridiction spécialisée. »
III - Portée
Ce revirement de jurisprudence emporte plusieurs conséquences en matière de procédure.
- La possibilité d’une régularisation en cas de mauvaise orientation du litige
Notons toutefois que la Cour de cassation, animée par la volonté de reconnaitre un droit à l’erreur aussi en cas d’appel devant une juridiction territorialement incompétente, a opéré un autre revirement de jurisprudence, le 5 octobre 2023 (FS-B), pour permettre « à l'appelant de régulariser cette fin de non-recevoir en rendant effective l'interruption du délai d'appel résultant de l'application de l'article 2241 du code civil » ; mais encore faut-il que la régularisation intervienne « dans le délai d'appel interrompu par une première déclaration d'appel formée devant une juridiction incompétente, aucune décision définitive d'irrecevabilité n'est intervenue. » (Cass. 2e civ., 5 oct. 2023, n° 21-21.007).
- L’obligation de soulever l’incompétence in limine litis et la faculté pour le juge de la relever d’office
On peut relever aussi qu’en qualifiant la compétence de la juridiction spécialisée « de compétence d’attribution exclusive », la Cour de cassation semble également offrir la possibilité au juge de première instance de la prononcer d’office conformément à l’article 76 du code de procédure civile.
Le tribunal de commerce de Béziers a anticipé ce revirement de jurisprudence début octobre allant même beaucoup plus loin en (i) relevant d’office son incompétence au profit d’une juridiction spécialisée (ii) pour lui transmettre l’entier litige, (iii) alors même qu’aucune des parties n’avait formulé, à titre principal ou reconventionnel, de demande fondée sur l’article L442-1 du code de commerce. Pour décider ainsi, le tribunal non spécialisé a considéré qu’ une résiliation sans préavis fondée sur une clause résolutoire « s’apparente précisément à une rupture brutale de la relation commerciale établie, avant même qu’il soit analysé les raisons de cette rupture » si bien que seul un tribunal spécialisé serait compétent pour statuer sur la mise en œuvre de la clause résolutoire et la responsabilité contractuelle en découlant ... (Tb. Com. Béziers, 2 oct. 2023, RG n° 2022 003086, FOODISTA / INTERBUREAU). On ne peut que regretter qu’une telle analyse de la règle de compétence provoque un encombrement injustifié des tribunaux spécialisés.
- L'option offerte au juge non spécialisé de renvoyer l'entier litige ou seulement une partie à la juridiction spécialisée
La Cour de cassation propose à la juridiction non spécialisée une alternative qui dépend « des circonstances et de l’interdépendance des demandes ».
Rappelons que le cas envisagé est celui d’une action fondée sur le droit commun, dirigée à juste titre devant n’importe quelle juridiction territorialement compétente, à l’occasion de laquelle le défendeur formule une demande reconventionnelle sur le fondement du droit des pratiques restrictives.
Dans le cas d’espèce ayant donné l’occasion du revirement, l’action avait été intentée devant le tribunal de commerce de Saint Etienne, par une société de financement à l’encontre de son client pour recouvrement d’impayés et mise en jeu d’une clause pénale. Le défendeur avait opposé à titre reconventionnel l’article L442-6 (devenu L442-1) du code de commerce en soutenant notamment qu’une clause des Conditions générales de vente de la société de financement créerait une déséquilibre significatif entre cocontractants [4].
On peut imaginer d’autres hypothèses comme une action consistant à obtenir sur le fondement du droit commun l’indemnisation des préjudices résultant de manquements contractuels ayant motivé la mise en œuvre d’une clause résolutoire contre un contractant qui se défend de toute faute et invoque à titre reconventionnel la rupture brutale des relations commerciales établies.
Dans ces cas, le juge peut considérer que le lien de connexité entre la demande initiale et la demande reconventionnelle empêche de disjoindre l’instance et décider de renvoyer le tout devant la juridiction spécialisée.
Si toutefois la disjonction est possible et fait sens, la Cour de cassation instaure une hiérarchisation dans le traitement des demandes puisque celle relevant de la juridiction spécialisée sera prioritaire et le demandeur initial devra attendre que la juridiction spécialisée ait statué sur la demande reconventionnelle pour enfin, voir sa demande initiale tranchée à l’issue d’un va-et-vient entre juridictions impliquant inévitablement des lenteurs.
Il est donc à craindre que la solution voulue simplificatrice de la Cour de cassation soit de nature à encourager les demandes reconventionnelles dilatoires, et à dissuader l’autre partie de réclamer le maintien de sa demande devant le tribunal qu’elle avait initialement valablement saisi pour préférer voir le litige entier jugé sans retard par la juridiction spécialisée.
[1] Cass. com., 31 mars 2015, n°14-10.016
[2] Cass. com., 29 mars 2017, n°15-17.659 ; Voir également Com., 7 octobre 2014, pourvoi n° 13-21.086 concernant l’application de l’article 1134 du code civil
[3] En présence d’un arrêt rendu par la Cour d’appel incompétente, ayant à juste titre déclaré l’appel irrecevable, sans que l’appelant ne se soit désisté en temps utile, la Cour de cassation avait toutefois accepté de « sauver » le second appel principal formé cette fois devant la Cour d’appel de Paris (Cass. civ. 2, 17 mai 2018, n° 17-14291, Bull. civ.).
[4] au-delà de la question de la compétence, celle de l’opposabilité de ce texte aux activités de location financière qui relèvent du code monétaire et financier à la société de financement se posait aussi ce qui explique que la cour de cassation ait évoqué l’affaire au fond pour appliquer sa jurisprudence désormais bien établie (Com., 15 janvier 2020, pourvoi n° 18-10.512 ; Com., 26 janvier 2022, pourvoi n° 20-16.782)
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