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Condamnation d’Apple à 150 millions d’euros d’amende pour abus de position dominante affectant le marché de la publicité en ligne

Condamnation d’Apple à 150 millions d’euros d’amende pour abus de position dominante affectant le marché de la publicité en ligne

Auteurs : Sylvie Cholet, avocate associée et Jeanne Cremers, élève avocate
Publié le : 02/05/2025 02 mai mai 05 2025

Décision n° 25-D-02 du 31 mars 2025 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la publicité sur applications mobiles sur les terminaux iOS

La protection des données personnelles ne justifie pas une atteinte au droit de la concurrence par Apple.

Par décision du 31 mars 2025, l’Autorité de la concurrence (« l’Autorité ») a sanctionné des sociétés du groupe Apple à une amende de 150 000 000 euros, pour avoir, entre avril 2021 et juillet 2023, abusé de leur position dominante sur le marché la distribution d’applications mobiles sur les terminaux iOS et iPadOS.

Le contexte

En 2020, l’Autorité avait été saisie par plusieurs associations représentant les intérêts de différents acteurs de la publicité en ligne (agences de publicité, éditeurs, régies internet etc). Ces acteurs craignaient que le dispositif de transparence sur le traçage en applications, dit ATT (« App Tracking Transparency »), annoncé par Apple, limite leur capacité à réaliser de la publicité ciblée pour les utilisateurs de terminaux Apple.

Le dispositif ATT consiste, lors de l’utilisation d’une application tierce nouvellement téléchargée, relevant du système iOS exploité par Apple, à afficher une fenêtre de recueil du consentement préalable des utilisateurs à l’utilisation de leurs données à des fins publicitaires. Une fois le consentement obtenu, l'application peut accéder à un identifiant (« Identifier for Advertisers ») permettant de suivre l'utilisation d’applications et de sites tiers.

Les plaignants avaient assorti leur saisine au fond d’une demande de mesures conservatoires, tendant à faire cesser immédiatement la mise en place du dispositif. Saisie pour avis, la CNIL avait préconisé en décembre 2020 l’intégration des informations exigées par la loi Informatique et Libertés (modifiée pour transposer le Règlement européen dit « RGPD »), permettant aux éditeurs d’application de recueillir un consentement éclairé, conformément à la réglementation applicable.

Par décision n° 21-D-07 du 17 mars 2021, l’Autorité avait rejeté la demande de mesures conservatoires estimant que la pratique ne semblait pas abusive, en l’état des éléments alors produits aux débats, et avait décidé de poursuivre l’instruction au fond.

A cette occasion, elle rappelait que « la mise en place, par une plateforme contrôleuse d’accès (« gatekeeper ») en position dominante, de mesures visant à renforcer la protection des données personnelles et l’effectivité du consentement de ses utilisateurs est a priori légitime et ne soulève dans son principe aucune objection au titre des règles de concurrence » (§498).

Apple a donc introduit le dispositif en avril 2021 lors du lancement de la version 14.6 d’iOS, puis l’a modifié le 20 septembre 2021, lors du lancement d’iOS 15, conduisant à une saisine complémentaire de l’Autorité. Entre temps, la CNIL avait, par délibération du 29 décembre 2022, prononcé une amende administrative de 8 millions d’euros à l’égard de la société Apple Distribution International car elle n’avait pas mis en place de recueil de consentement pour ses propres applications, dans le cadre de la version iOS 14, manquement ayant pris fin grâce à une amélioration apportée avec la version iOS 15.

La question posée

L’Autorité devait donc, dans ce contexte, statuer sur la licéité, au regard du droit de la concurrence, de la pratique consistant pour une plateforme contrôleuse d’accès (« gatekeeper ») à instaurer un dispositif de recueil du consentement des utilisateurs plus exigeant que ce qui est requis par la loi, avec pour objectif avancé l’accroissement du niveau de protection de leur vie privée, et à l’imposer aux seuls éditeurs d’applications tierces.

La solution et le raisonnement

Dans sa décision sur le fond, l’Autorité a finalement caractérisé un abus de position dominante interdit par les articles 102 du TFUE et L420-2 du code de commerce, en s’appuyant, pour sa démonstration, sur les avis rendus par la CNIL, en décembre 2020, puis en mai 2022.

(i) Délimitation des marchés pertinents

L'Autorité a relevé l’existence de plusieurs marchés pertinents :

- Un marché de la distribution d’applications sur les terminaux mobiles iOS de dimension européenne :  ce marché est biface en ce qu’il s’adresse aussi bien aux éditeurs qu’aux consommateurs, les deux faces constituant chacune un segment distinct (§§411 et suiv.)
 
- Les marchés connexes de la publicité en ligne susceptibles d’être affectés par la pratique, particulièrement celui de la publicité en ligne non liée aux recherches, dont la dimension géographique s’étend au moins à l’EEE et (§§422 et suiv.)

(ii) Position dominante d’Apple

L’Autorité retient la position dominante d’Apple sur les deux faces du marché de la distribution d’applications sur les terminaux mobiles iOS (face éditeur et face consommateur).

Apple est un acteur verticalement intégré : il fabrique des terminaux mobiles intelligents (iPhones et iPads), ainsi que le système d’exploitation iOS qui leur permet de fonctionner. Il distribue les applications pour ses terminaux mobiles via son propre magasin d’applications, « App Store », lequel est préinstallé sur ses smartphones.

Apple a mis en place un écosystème fermé puisque iOS ne peut fonctionner que sur ses propres smartphones sans compter que, jusqu’à l’entrée en vigueur du Digital Markets Act (« DMA »), seul l’App Store pouvait permettre aux éditeurs d’applications de distribuer celles-ci sur les terminaux mobiles intelligents équipés d’iOS.


(iii) Caractère anticoncurrentiel de la pratique.

Conformément à l'article 102 (a) du TFUE, constitue une pratique abusive le fait pour un opérateur dominant, « d’imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou d’autres conditions de transaction non équitables ».

On se souvient que l'Autorité avait précédemment condamné Google (également à 150 millions d'euros) pour avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la publicité en ligne liée aux recherches, en ayant imposé des conditions de transaction inéquitables aux éditeurs utilisant sa plateforme publicitaire Google Ads (Adlc, déc. n° 19-D-26 du 19 décembre 2019).


En l'espèce, l’Autorité a constaté que la mise en œuvre du dispositif ATT par Apple conduisait à des conditions de transaction inéquitables au détriment des éditeurs d’applications tierces, caractérisant un abus de position dominante en ce qu’elles sont non objectives, non transparentes et se prêtent à une application discriminatoire.

En effet, l’utilisation imposée du seul dispositif ATT est insuffisante pour se conformer aux lois et règlements européens et français en matière de protection des données personnelles (§72), obligeant les éditeurs à utiliser, en supplément, leur propre solution de recueil du consentement. Par conséquent, le dispositif ATT multiplie les fenêtres de recueil de consentement, pour la même finalité, ce qui complique excessivement le parcours des utilisateurs d’applications au sein de l’environnement iOS.

Or, Apple ne s’impose pas de telles contraintes lorsqu’elle recueille le consentement des utilisateurs pour l’utilisation de ses propres applications : alors que, jusqu’en septembre 2021, date de sortie de iOS 15, elle ne demandait aucun consentement tout en imposant l’ATT aux éditeurs d’application tierce, Apple a ensuite mis en place sa propre fenêtre de recueil de consentement pour le suivi publicitaire de ses applications, de format et de contenu différents de la sollicitation ATT destinée aux applications des tiers (§176).

La mise en place du dispositif ATT a eu des conséquences néfastes pour l’ensemble des éditeurs d’applications tierces, particulièrement pour les plus petits éditeurs dépendant de la collecte de données tierces pour financer leur activité.

En outre, l’Autorité souligne l’absence de neutralité du dispositif : Si le refus d’une opération de suivi des applications et sites tiers, aux fins de traçage publicitaire, ne doit être effectué qu’une fois, l’acceptation de cette opération doit, quant à elle, être nécessairement confirmée une seconde fois par l’utilisateur. L’asymétrie en résultant empêche le recueil d’un consentement éclairé que l’ATT est pourtant censé favoriser.

En définitive, l’Autorité retient que, si l’objectif de protection des données personnelles des consommateurs, poursuivi par le dispositif ATT d’Apple, n’est pas critiquable en soi, ses modalités de mise en œuvre ne sont, ni nécessaires, ni proportionnées à cet objectif.


Conclusion

Si Apple peut légitimement aller au-delà de la protection prévue par la réglementation en matière de données personnelles, elle ne peut, néanmoins, en tant qu’opérateur dominant sur le marché de la distribution d’applications mobiles sur les terminaux iOS, porter atteinte à une concurrence effective.

Cette décision, qui traduit le résultat de la collaboration de l’Autorité de la concurrence avec la CNIL, apporte une nouvelle pierre à l’édifice de la règlementation sur la protection des données personnelles combinée avec le droit de la concurrence : la protection des données personnelles peut en effet être valorisée par les opérateurs comme avantage concurrentiel mais peut aussi être instrumentalisée par un opérateur dominant pour pénaliser ses concurrents sur un marché connexe, comme cette décision le montre.

 

Historique

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