
Abus de position dominante, concurrent potentiel et dénigrement dans le secteur pharmaceutique
Publié le :
12/07/2025
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2025
Cour de cassation, 25 juin 2025, n° 23-13.391
L'arrêt rendu par la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation le 25 juin 2025 (pourvoi n°23-13.391) apporte des précisions importantes sur la notion de concurrence potentielle et d'abus de position dominante dans le secteur pharmaceutique.
Contexte factuel et procédural
1. Le contentieux concerne deux médicaments : l'Avastin (bevacizumab), développé par Genentech et commercialisé par Roche pour le traitement de certains cancers, et le Lucentis (ranibizumab), également développé par Genentech mais commercialisé par Novartis pour le traitement de la DMLA. Des médecins avaient constaté empiriquement que l'Avastin, bien que n'ayant pas d'autorisation de mise sur le marché (AMM) pour le traitement de la DMLA, pouvait être efficace pour cette pathologie tout en étant moins coûteux.
2. Dans sa décision n° 20-D-11 du 9 septembre 2020, l’Autorité de la concurrence a condamné plusieurs sociétés du groupe Novartis et du groupe Roche ( « Roche « et « Genentech ») à une amende de 444 851 976 euros, pour avoir abusé de leur position dominante collective sur le marché français du traitement de la DMLA exsudative, en mettant en œuvre plusieurs pratiques contraires aux articles L.420-2 du Code de commerce et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
L’Autorité a condamné deux pratiques abusives mises en œuvre entre le 10 mars 2008 et novembre 2013 :
- celle de Novartis consistant à avoir diffusé, en s’appuyant sur la position dominante collective, une campagne de dénigrement concernant les risques d’utilisation de l’Avastin, « hors AMM » pour le traitement de la DMLA, et plus généralement en ophtalmologie, en mettant en avant la sécurité et la tolérance du Lucentis pour un même usage ;
- celle de Novartis, Roche et Genentech consistant à avoir diffusé, en s’appuyant sur la position dominante collective, un discours alarmiste, voire trompeur, sur les risques liés à l’utilisation de l’Avastin pour le traitement de la DMLA, à destination des responsables politiques et des autorités de santé, afin de bloquer toute initiative administrative visant à favoriser son usage pour le traitement de la DMLA.
3. La Cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 16 février 2023 n° 20/14632, avait prononcé la réformation totale de la décision de l’Autorité de la concurrence, conduisant à l’annulation des amendes (voir notre article à ce sujet) :
- sur la délimitation du marché pertinent, la Cour d’appel s’était appuyée sur la loi n°2011-12 du 29 décembre 2011 (loi Bertrand) pour considérer que jusqu’au 31 décembre 2011, date d’entrée en vigueur de la loi, l’Avastin et le Lucentis pouvaient être substituables juridiquement. Après, la prescription de l’Avastin « hors AMM » était devenue illicite dès lors qu’une alternative couverte par une AMM existait, le Lucentis. Cette loi faisait suite à l’affaire du Médiator, où la prise de ce médicament « hors AMM » avait entraîné un nombre important d’hospitalisations et de décès.
- Sur la qualification des pratiques, la Cour avait considéré que la généralisation de l'utilisation d'un médicament, en dehors d’une AMM, alors qu’il existe un médicament disposant d'une AMM pour le traitement d’une même pathologie, pose une question qui relève d'un débat d'intérêt général de santé publique (§410). A ce titre, les laboratoires Novartis, Roche et Genentech, bénéficiant de la liberté d’expression, pouvaient communiquer sur les risques liés à l’utilisation de l’Avastin pour le traitement de la DMLA hors AMM, si bien qu’aucune des pratiques établies par l’Autorité de la concurrence ne pouvait être retenue.
4. Le président de l'Autorité de la concurrence s'est pourvu en cassation.
Apports juridiques de l'arrêt de la Cour de cassation
- Sur la concurrence potentielle malgré un empêchement légal
Même s’il a existé un empêchement légal à la prescription de l'Avastin pour le traitement de la DMLA avec l'entrée en vigueur de la loi n°2011-2012 du 29 décembre 2011, la Cour reproche à la Cour d'appel de ne pas avoir recherché si, après l'entrée en vigueur de la loi de 2011, l'Avastin et le Lucentis n'étaient pas restés dans un rapport de concurrence potentielle, notamment en raison de la perception de l'Avastin comme un produit concurrent par Novartis, de la substituabilité concrète des deux médicaments à l'hôpital, et de la possibilité d'adoption d'une recommandation temporaire d'utilisation (RTU) pour l'Avastin.
- Sur l’exercice de la liberté d’expression confronté au droit de la concurrence
La Haute cour rappelle qu’aux termes de l'article 10 § 2 de la CEDH, l'exercice de la liberté d'expression est, tout de même, soumis à certaines restrictions ou sanctions prévues par la loi et les États contractants qui disposent d'une importante marge d'appréciation lorsqu'ils réglementent cette liberté : « Un discours ou une communication de l'entreprise en position dominante est susceptible de constituer un abus au sens de l'article 102 TFUE, lequel s'apprécie au regard des seuls critères posés par ce texte. » (§42).
La sanction d’une telle pratique doit en effet être prévue par la loi, inspirée par l'un des buts légitimes au regard dudit paragraphe et nécessaire, dans une société démocratique, pour les atteindre, notamment au regard de sa nature et de son montant (§43 ; renvoyant à CEDH, C8 (Canal 8) c. France, n° 58951/18 et 1308/19, §§ 72-82 et 97-104, 9 février 2023).
Or, la Cour d’appel ne s’est pas prononcée au regard de ces conditions.
- Sur l’intention anticoncurrentielle
Elle précise que la preuve d'une intention anticoncurrentielle, bien qu'insuffisante à elle seule, constitue une circonstance factuelle pertinente et souligne que la fourniture d'informations trompeuses aux autorités ou l'usage des procédures réglementaires pour empêcher l'entrée de concurrents peuvent constituer des abus de position dominante.
La Cour censure donc l'arrêt de la Cour d'appel qui s'était fondé sur la liberté d'expression des entreprises sans rechercher si le discours de Novartis, « étranger à ses obligations de pharmacovigilance dès lors que cette société n'était pas titulaire de l'AMM de l'Avastin », ne poursuivait pas un objectif anticoncurrentiel, tendant à empêcher le recours à ce médicament pour le traitement de la DMLA exsudative (§59).
- Sur l'effet anticoncurrentiel potentiel
Elle reproche à la Cour d'appel de ne pas avoir recherché si le refus de Roche de fournir des échantillons d'Avastin pour une étude comparative avait eu, à l'époque des faits, un effet anticoncurrentiel potentiel, indépendamment des modifications législatives ultérieures.
- L’affaire est donc renvoyée devant la Cour d’appel autrement composée à qui il appartiendra de vérifier non seulement la concurrence réelle mais également potentielle sur un marché ; contrôler les limites à la liberté d’expression, alors invoquée par les entreprises, au sens de l’article 10§2 de la CEDH notamment au regard du droit de la concurrence ; ne pas se limiter à l’usage fondé, prudent et mesuré de la liberté d’expression mais vérifier également l’existence d’objectifs anticoncurrentiels poursuivis par les entreprises qui s’en prévalent et vérifier l’existence d’effets anticoncurrentiels, y compris potentiels, à chaque étape de mise en œuvre des pratiques.
Conclusion
Cet arrêt de la Cour de cassation apporte des clarifications importantes sur l'application du droit de la concurrence dans le secteur pharmaceutique et devrait avoir un impact significatif sur les stratégies des laboratoires pharmaceutiques face à la concurrence potentielle de médicaments utilisés hors AMM.
Historique
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